22 Novembre 2012
Par Jérôme Carbriand
Cet article s’articulera autour de deux parties, l’une concernant nos considérations personelles, la seconde celles de René Guénon sur la démocratie.
Le seul titre choisi pour cet article exige de lui-même que l’on se soumette à un approfondissement. Si Nietzsche peut affirmer en plein XVIIIe siècle que « Dieu est mort, et nous l’avons tué », j’affirme pour ma part que la démocratie est morte pour la même raison. En effet, que de belles prérogatives, que de beaux espoirs nacquirent pour le monde avec cette idée de démocratie ! Le résultat est tout autre : nous en avons fait un cadavre malsain, se nourissant de ses propres mensonges. Nous nous proposons ici de combattre quelques idées reçues, car nombre d’inepties perdurent dans les consciences.
Le mot démocratie vient du grec dēmokratía, qui signifie « souveraineté du peuple » ; aussi la question la plus profonde comme la plus évidente que l’on puisse se poser peut être résumée en quelques mots : Où est donc passé la souveraineté du peuple ? En France, aux États-Unis, et dans d’inombrables pays occidentaux, elle n’existe plus guère, n’a-t-elle même d’ailleurs jamais existé ? En effet, le peuple n’a toujours agi qu’au travers de représentants, imbus d’opportunisme ex post, ces hommes ne remplissent pas le contrat qu’ils passent avec les peuples. Car c’est pourtant un contrat de confiance qui est promu comme élément fondateur des démocraties modernes. S’il est certes risible que ce concept fut également emprunté par Darty pour se promouvoir, on ne manquera pas de déceler le caractère abusif induit par une telle démarche au sein même des esprits, ce “contrat” servant alors de justification à toutes les manipulations possibles.
Nous pensons que c’est une erreur naïve de croire que la France est une démocratie pure. Si l’on souhaite que nos propos soient en accord avec la réalité empirique, il faudrait préciser que ce système politique est celui d’un gouvernement représentatif. Il est en outre absurde d’employer le terme démocratie directe, une démocratie l’étant par essence, mais nous nous adapterons à la terminologie en vigueur qui a le mérite de mettre l’accent sur la souveraineté populaire, et aussi, surtout, par souci d’intelligibilité.
On nous objecte souvent qu’en France le processus démocratique n’en est pas à son aboutissement, – a-t-il même jamais commencé ? – ou bien qu’il est logistiquement impossible de mettre en place un tel régime, au vu de la démographie importante du pays. En réalité, les véritables adversaires de la démocratie en France sont les Français eux-mêmes, qui en sont venus à un tel degré de lobotomie que la plupart des objections émises à l’encontre de la démocratie directe constituent tout autant de leçons que le Français moyen sait réciter avec aisance, sans toutefois qu’il n’ait été initié préalablement à un quelconque jargon socio-économique et juridique. Finalement, peu ont compris l’essentiel : la démocratie est un idéal dont on peut s’approcher ou s’écarter. Concrètement, nous en sommes bien loin, et si la récurrence des guerres fonde, pour certains, une différence de nature entre une démocratie et une dictature – dans laquelle la guerre, fait du Prince, serait irrémédiablement multipliée –, nous nous devons de rappeller aux uns que jamais il n’y eut plus de guerre dans le monde, en nombre comme en intensité, depuis l’avènement de la démocratie moderne ; et aux autres qu’il faudrait se garder d’écarter d’un revers de main de nombreuses dictatures qui sont parfois plus souhaitées par les peuples que des gouvernements autoproclamés mandataires ; tout repose sur celui qui effectue la typologie et qui, arbitrairement, décide à quel régime correspond quelle définition.
Pour en revenir aux arguments concernant les impossibilités matérielles, la décentralisation française, pour peu qu’elle ait eu une utilité, amena la possibilité d’une quasi-démocratie : les institutions étant telles que la population pourrait presque aisément voter les sujets principaux sans un coût exorbitant de la part de l’État. L’éventuel coût qui serait supporté ne serait autre que celui consenti par les Français eux-mêmes, puisque le budget de l’État est avant tout, par l’impôt, celui des citoyens, ce que la plupart des politiciens semblent avoir oublié. Ainsi nous soutenons que si les pays occidentaux veulent persister à se prétendre démocratiques, qu’ils donnent en cohérence la possibilité à leurs gens de voter régulièrement lors de référendums d’initiative populaire. S’il est une situation en effet plus absurde que de se croire en démocratie dans un pays où le président et les corps administratifs regroupent une bonne partie du pouvoir ; où les chambres chargées d’exercer un contrepoids sont corps et âme vouées aux lobbies en tous genre et où une tutelle européenne sans grande légitimité démocratique quant à ses instances décisionnelles surplombe l’ensemble, qu’on nous la soumette !
En soi nous ne sommes pas foncièrement démocrates, car ce système est sujet à une multitudes d’absurdités inhérentes au modernisme ; mais nous soutenons que si un choix doit être fait, qu’il soit alors totalement démocratique, ou celui d’un despote éclairé. Il y a un caractère presque criminel à faire croire aux masses qu’ils jouissent d’une liberté, si elle n’est dans les faits que toute relative.
A présent nous allons faire suite aux opinions d’un autre auteur, en reconnaissant que d’autres ont si bien résumé la chose qu’il serait sans fondement de ne pas apposer leur point de vue au nôtre.
Avertissement : la pensée de René Guénon et la nôtre sont légèrement différentes, en cela que nous concevons l’existence de vraies démocraties, tandis que notre auteur est pour sa part très radical.
« Si l’on définit la « démocratie » comme le gouvernement du peuple par lui-même, c’est là une véritable impossibilité, une chose qui ne peut pas même avoir une simple existence de fait, pas plus à notre époque qu’à n’importe quelle autre ; il ne faut pas se laisser duper par les mots, et il est contradictoire d’admettre que les mêmes hommes puissent être à la fois gouvernants et gouvernés, parce que, pour employer le langage aristotélicien, un même être ne peut être « en acte » et « en puissance » en même temps et sous le même rapport. Il y a là une relation qui suppose nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés s’il n’y avait aussi des gouvernants, fussent-ils illégitimes et sans autre droit au pouvoir que celui qu’ils se sont attribué eux-mêmes ; mais la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu’il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d’autant plus volontiers qu’il en est flatté et que d’ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu’il y a là d’impossible. C’est pour créer cette illusion qu’on a inventé le « suffrage universel » : c’est l’opinion de la majorité qui est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s’aperçoit pas, c’est que l’opinion est quelque chose que l’on peut très facilement diriger et modifier ; on peut toujours, à l’aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé; nous ne savons plus qui a parlé de « fabriquer l’opinion », et cette expression est tout à fait juste, bien qu’il faille dire, d’ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat. Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l’incompétence des politiciens les plus « en vue » semble n’avoir qu’une importance très relative ; mais, comme il ne s’agit pas ici de démonter les rouages de ce qu’on pourrait appeler la « machine à gouverner », nous nous bornerons à signaler que cette incompétence même offre l’avantage d’entretenir l’illusion dont nous venons de parler : c’est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l’émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n’importe quel sujet qu’elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause.
Ceci nous amène immédiatement à dire en quoi l’idée que la majorité doit faire la loi est essentiellement erronée, car, même si cette idée, par la force des choses, est surtout théorique et ne peut correspondre à une réalité effective, il reste pourtant à expliquer comment elle a pu s’implanter dans l’esprit moderne, quelles sont les tendances de celui-ci auxquelles elle correspond et qu’elle satisfait au moins en apparence. Le défaut le plus visible, c’est celui-là même que nous indiquions à l’instant : l’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence, que celle-ci résulte d’ailleurs du manque d’intelligence ou de l’ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir à ce propos certaines observations de « psychologie collective », et rappeler notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l’ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d’une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs. Il y aurait lieu aussi de faire remarquer, d’autre part, comment certains philosophes modernes ont voulu transporter dans l’ordre intellectuel la théorie « démocratique » qui fait prévaloir l’avis de la majorité, en faisant de ce qu’ils appellent le « consentement universel » un prétendu « critérium de la vérité » : en supposant même qu’il y ait effectivement une question sur laquelle tous les hommes soient d’accord, cet accord ne prouverait rien par lui-même ; mais, en outre, si cette unanimité existait vraiment, ce qui est d’autant plus douteux qu’il y a toujours beaucoup d’hommes qui n’ont aucune opinion sur une question quelconque et qui ne se la sont même jamais posée, il serait en tout cas impossible de la constater en fait, de sorte que ce qu’on invoque en faveur d’une opinion et comme signe de sa vérité se réduit à n’être que le consentement du plus grand nombre, et encore en se bornant à un milieu forcément très limité dans l’espace et dans le temps. Dans ce domaine, il apparaît encore plus clairement que la théorie manque de base, parce qu’il est plus facile de s’y soustraire à l’influence du sentiment, qui au contraire entre en jeu presque inévitablement lorsqu’il s’agit du domaine politique ; et c’est cette influence qui est un des principaux obstacles à la compréhension de certaines choses, même chez ceux qui auraient par ailleurs une capacité intellectuelle très largement suffisante pour parvenir sans peine à cette compréhension ; les impulsions émotives empêchent la réflexion, et c’est une des plus vulgaires habiletés de la politique que celle qui consiste à tirer parti de cette incompatibilité. »
Mais tu sais, je suis pauvre, et je n'ai que mes rêves,
J'ai déroulé mes rêves sous tes pas
Marche doucement, parce que tu marches sur mes rêves.
William Butler Yeat